Un arrêt au café des Halles
Avec sa ribambelle de cafés et d'hôtels-restaurants, il est logique qu'Orgelet, pendant les années 30 soit nanti, dans chaque quartier, de plusieurs de ces établissements. Ainsi, au Bourg de Merlia, l'hôtel du Cheval Blanc, vaste bâtiment à l'immense salle à manger, regorgeait de maquignons et d'éleveurs venus à la foire mensuelle. Ces jours-là le père Varin, bibendum bon vivant, au visage écarlate, assis sur deux chaises, faisait vibrer les verres par les roulements orageux de sa voix provoquant une panique chez les serveuses. L'été, venaient des vacanciers, pour s'étonner l'immense enseigne peinte par un artiste local où le cheval tenait à la fois du lion et de l'hippocampe... Même ce «chef-d'oeuvre» laissa insensible la cohorte de répression allemande qui le 11 juillet 1944 incendia le bâtiment.
Disparu aussi quelques années plus tard, le café de Halles qui avait vu le jour au début du XXe siècle parce que le Bourg de Merlia était devenu un des pôles économiques d'Orgelet.
Il a été créé au rez de chaussée de la maison bourgeoise qui leur appartenait, par les époux Lacroix -des grand-oncle et tante- parce que sur la place et dans la Grenette construite depuis peu se tenaient des foires célèbres en particulier celle du 24 mars dite des semences de printemps qui faisait la renommée d'Orgelet. La place, ce jour-là, fourmillait de grossistes et de cultivateurs. Or discuter des prix, enrager pour les faire baisser, soupeser les graines, les faire ruisseler dans sa main, sceller les accords, donnent soif et le café où se démenait «la tante» était le bienvenu. Malgré cette affluence, assez rare tout de même, le café des Halles ne permettait pas à un couple de vivre sur ses recettes, aussi le mari dans un atelier contigu exerçait le métier de menuisier-ébéniste. Il était très adroit, artiste et il a laissé des traces de ses oeuvres, comme des escaliers tournants de la maison voisine ou les superbes maquettes d'églises et de châteaux locaux conservés probablement au sein de sa famille.
A la mort de son mari, la tenancière continua à demeurer dans les appartements du premier étage mais céda le café à des Sanclaudiens M. et Mme Crolet... à Mme plutôt car le patron se considérait déjà comme un retraité et son principal travail était d'aller pêcher la truite dans la Valouse ou la Bienne et on le rencontrait plus souvent avec des cuissardes et une veste imperméable qu'en tenue de cafetier. Pourtant l'entreprise de menuiserie avait été remplacée par un dépôt de tourteaux et le pêcheur était quelquefois présent pour servir les cultivateurs. Le café des Halles continuait à faire recette le jour de la foire aux semences de mars, mais il s'était enrichi de nouveaux consommateurs très fidèles et s'était transformé en café de quartier que fréquentaient les chauffeurs des établissements de transport David, le Botte comme on le surnommait, et puis presque chaque jour, les artisans nombreux du Bourg de Merlia. L'un ou l'autre prenait soudain soif. Rien d'étonnant quand on avait martelé pendant des heures sur l'enclume la barre de fer incandescente, ou glissé le rabot sur la planche rugueuse jusqu'à ce qu'elle devienne lisse, ou percé à l'alène un cuir récalcitrant.
Le soir aussi, avant souper, et aux veillées, quand les épouses tricotaient et potinaient devant les portes, les Marius, Albert, Léon et bien d'autres encore se retrouvaient devant une chopine «plurielle» pour parler de leur travail, commenter les événements, taper une «bête» ou devant le café jouer aux boules avec de gros cubes de bois, une invention vraiment farfelue... Et les lueurs de l'estaminet s'éteignaient en même temps que se désertaient les bancs des femmes devant la porte.
Le couple Crolet se décida un jour à rejoindre Saint-Claude et le café des Halles, repris par une famille d'anciens tourneurs, périclita parce que les foires avaient perdu de leur importance. Il va reprendre vie quant à la fin de l'année 1944, M. et Mme Morin -le Quetquet et la Lucie- qui, le 11 juillet avaient vu leur café, rue de la Pharmacie, embrasé par les Allemands, s'installaient au Bourg de Merlia, jusqu'à ce que soit reconstruit à l'emplacement d'origine leur ancien estaminet. Ce n'était qu'un sursis pour le café des Halles, mais une période faste, avec pour clientèle, les jeunes et en particulier les footballeurs.
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans "Le Progrès" le 11/1/1998