A l'époque où se déplacer posait problème !
S'il est une période dont se souviennent les Orgeletains qui l'ont vécue, c'est celle de 1940 à 1946 quand se déplacer posait problème. C'était l'époque où régnait la bicyclette, solide, lourde, avec souvent des pneus demi-ballon, sans changement de vitesse, mais dotée d'un timbre avertisseur obligatoire, d'une plaque d'identité et munie d'immenses sacoches parfois et toujours d'une plus petite dansant sous la selle et contenant le matériel pour réparer les crevaisons, rustines, colle et râpe.
Sur le garde-boue arrière, s'enflammait dans l'obscurité le catadioptre tandis que sur celui de devant était fixé un système d'éclairage qui ne fonctionnait que lorsque la petite roue de la dynamo tournait sur elle-même en s'appuyant sur le pneu. Parfois, une simple lampe à acétylène permettait de se diriger la nuit.
Ces vélos, on les rencontrait partout: sur les étroits et caillouteux, chemins de campagne, montés par des adultes inquiets car les sacoches gonflées recelaient des trésors : oeufs, beurre, pain blanc, farine achetés parfois au marché noir et qui, découverts, auraient attiré les foudres, la confiscation et l'amende par les «défenseurs de l'ordre public» ; sur toutes les routes desservant les communes du canton presque dissimulés sous la longue pèlerine des gendarmes en service ; dans les lacets des Monts de Revigny ivres de vitesse, sous les coups de pédales endiablés des lycéens locaux regagnant le lundi, leur établissement ou dans les virages du pont de la Pyle pour un périlleux exercice de slalom dans les gravillons, ou bien encore se couchant et se relevant sous la pression de nerveux mollets d'un poursuiteur désireux de rejoindre, à la montée, un salutaire camion afin de s'accrocher à ses ridelles, ou encore flânant sous les caresses des pédales par des jeunes filles ou des dames en robe, plus désireuses de cacher la blancheur de leurs cuisses que d'aller vite ou de «notabilités» dont les pinces, au bas des pantalons prouvaient leur crainte de les déchirer dans la chaîne ou de les souiller de cambouis.
Il était difficile de l'apercevoir ce vélo, dans les sentiers forestiers, sur les «traces» des plateaux, hésitant, prudent, silencieux, complice de son maître-ami, agent de liaision de la résistance, dissimulant dans son guidon creux un message important. Le vélo symbolisait la liberté. Est-ce pour en priver les Orgeletains, que les troupes de répression, en ce mois de juillet 1944 en firent la razzia d'une centaine ?
Le car était, après la bicyclette, le moyen de locomotion le plus utilisé. Quatre fois par jour, au cours de son itinéraire Arinthod-Lons, il faisait halte devant la gare d'Orgelet, pour charger les voyageurs qui devaient se rendre au chef-lieu.
Bien souvent les lundis matins, le brave conducteur M. Prudent piquait une colère majuscule et hurlait d'une voix de stentor après les Orgeletains qui voulaient monter dans le car déjà plein comme une huître. Par contre, il restait bouche bée, quand, à Lons, il surprenait sautant par les fenêtres les étudiants de la cité des bobines, qui avaient fait le voyage sans bourse déliée grâce à la complicité sympathique d'une camarade lycéenne d'Arinthod qui, à quelques secondes du départ avait baissé les vitres.
Si l'on n'était pas pressé, le moyen le plus sûr de voyager était le tacot qui mettait plus de deux heures pour monter de Lons à Orgelet. Charmant, ce petit train malgré la dureté de ses sièges en bois, malgré les escarbilles qui trouvaient refuge dans les yeux. Toujours gai, il sifflait à tout bout de voie, se tortillant sur les rails comme un danseur de tango sur la piste, donnant aux voyageurs l'impression d'être sur un manège ; s'arrêtant essoufflé dans la rampe des monts pour permettre de goûter aux raisins des vignes voisines, ralentissant exprès sous les tunnels pour que des jeunes garçons puissent déniaiser par des baisers volés quelques demoiselles figées.
Et puis bien sûr, il y avait les autos, peu nombreuses à circuler à cause du manque de carburants et de la rareté de Ausweis accordés par les occupants. Certaines autos et presque tous les camions qui roulaient étaient munis d'une chaudière cylindrique qui utilisait le «gazo» que fabriquaient presque toutes les tourneries locales. Alors on en était venu, comme les vaches regardant passer les trains, à admirer les véhicules à essence... et puis à se cacher quand on entendait ronfler ces moteurs car les tractions avant Citroën étaient réservées à la Gestapo et les camions aux troupes d'occupation en opération.
ANDRÉ JEANNIN
Article paru dans "Le Progrès", le 25/02/1996