Pierre François Xavier BOUCHARD (1771 - 1822)
Le 10 Mai 1831, dans son discours d'ouverture du cours d'archéologie au Collège de France, Jean François Champollion s'exprimait ainsi.
« Un officier du Génie, attaché à la division de notre armée d'Égypte qui occupait la ville de Rosette, Monsieur Bouchard, trouva en Août 1799 (il faut en fait lire Juillet 1799) dans des fouilles exécutées à l'ancien fort, une pierre de granit noir, de forme rectangulaire, dont la face bien polie offrait trois inscriptions en trois caractères différents. L'inscription supérieure, détruite ou fracturée en grande partie est en écriture hiéroglyphique, le texte intermédiaire appartient à une écriture égyptienne cursive et une inscription en langue et caractères grecs occupe la troisième et dernière division de la pierre » [13].
Voici, relaté de façon claire, un événement archéologique considérable qui allait permettre de déchiffrer l'écriture égyptienne - que plus personne ne savait lire depuis quatorze siècles - au terme d'une fantastique aventure intellectuelle.
Il n'est pas inutile de rappeler ce que fut l'existence de l'orgelètain, officier de Bonaparte, qui fut à l'origine de cette bouleversante découverte.
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Pierre-François-Xavier Bouchard est né à Orgelet le 29 Avril 1771 [18]. Son père, prénommé également Pierre, originaire d'une famille de menuisier de Montureux-les-Gray, et ayant occupé successivement les professions de maître-menuisier, négociant, marchand puis instituteur, a épousé le 25 novembre 1756 [19] dans notre cité, Pierrette Janet de Cressia, dont il eut sept enfants (4 filles et 3 garçons) tous nés à Orgelet, Pierre étant le benjamin.
Le futur officier fait ses études au collège d'Orgelet jusqu'à la classe de rhétorique, puis durant deux années il suit des cours de philosophie et de mathématiques au collège de Besançon [6]. Il dispose ainsi de toutes les connaissances pour devenir un bon ingénieur.
Sa carrière militaire débute en 1793 en qualité de sergent-major dans un bataillon des Grenadiers de Paris. Il fait partie de ces célèbres "soldats de l'An II" et combat en Champagne et en Belgique. Mais, le 25 thermior An II (12 août 1794) il réquisitionné pour faire partie de la compagnie d'aérostation de Meudon [20]. Nommé lieutenant des aérostiers (1795) il enseigne les mathématiques en qualité de sous-directeur dans l'École Nationale d'Aérostatique installée à Chalais-Meudon.
C'est alors qu'au cours d'une expérience sous la direction de Nicolas Jacques Conté, (inventeur du crayon à mine artificielle Conté) qui cherchait à mettre au point un procédé permettant de produire de l'hydrogène pour gonfler les ballons d'observation [14], il fut blessé par l'explosion d'un matras de verre rempli de gaz hydrogène. Conté perdit l'oeil gauche et Bouchard "frappé lui-même dangereusement eut l'oeil droit considérablement affaibli".
Conté qui le tenait en très haute estime et était très lié avec le chimiste Bertholet, l'un des quatre pères fondateurs de l'École Polytechnique, n'est sans doute pas étranger à l'admission de son protégé dans cette école le 21 Novembre 1796.
Sa fiche sur la liste des élèves nous donne une description physique de Pierre Bouchard : "1m78, yeux bruns, cheveux bruns, front découvert, nez long, bouche petite, menton rond, visage long" [4].
Il y suivit les cours de géométrie descriptive dispensés par le célèbre mathématicien Gaspard Monge et il apprit l'art des fortifications. Mais un événement imprévu allait interrompre ses études : le Ministre de la guerre requiert le lieutenant Bouchard pour cause de service public et l'affecte le 20 Avril 1798 au corps expéditionnaire d'Egypte.
Notre orgelètain épouse le 23 Avril, avant de s'embarquer, une jeune meudonnaise de cinq ans sa cadette, Marie Élisabeth Bergère, qui dirigeait l'atelier de couture des enveloppes des ballons de l'École d'Aérostatique [4]. Ils auront plus tard deux enfants.
Le 19 Mai, ayant rejoint le port de Toulon, il appareille sur le "Franklin". Partie prenante de l'équipe des "savants" ayant débarqué en Égypte le 4 Juillet après la prise d'Alexandrie, il est nommé membre de la Commission des Sciences et des Arts. Toujours placé sous l'autorité de Conté, il est affecté au groupe des artistes mécaniciens et chargé d'une enquête sur les techniques et métiers des égyptiens.
Puis il quitte Alexandrie le 7 Septembre pour Le Caire où il ne séjournera que quelques semaines. Le 3 Octobre on le retrouve sous les ordres du général Andreossy dans une équipe de géographes pour faire la reconnaissance du lac Menzalé entre Damiette et Port-Saïd [9]. Cette mission ne dura pour lui que quarante jours car il avait à se présenter sans retard devant le jury de sortie de l'École Polytechnique présidé par Monge, ce qu'il fit à la mi-novembre. Il fut alors promu lieutenant de deuxième classe du Génie le 28 Novembre 1798 et quitta la Commission des Sciences et des Arts pour être versé dans l'armée.
La suite immédiate de son parcours militaire n'est pas clairement établie dans son dossier mais à la suite de recoupements il est possible de formuler une hypothèse.
En effet, le 31 Octobre 1798, Bonaparte ayant décidé, pour assurer la défense de la ville de Rachid, (en français Rosette) de faire réparer une ancienne fortification désignée sous le nom de Borg Rachid (baptisée Fort Julien par les français en souvenir d'un aide de camp de Bonparte tué dans la région en Juillet 1797), il semble bien que Bouchard ait été, dès sa nomination dans le Génie, affecté à cette tâche pour prêter main forte au capitaine Dhautpoul.
Et c'est là qu'en Juillet 1799, sur la rive gauche de la branche ouest du Nil va être dégagée la fameuse Pierre noire, lors de travaux de terrassement pratiqués dans d'anciennes substructures. Dans l'état actuel des connaissances il semble difficile de préciser davantage la date exacte, souvent fixée au 19 Juillet, mais on peut tenir comme vraisemblable une date située entre le 14 et le 25.
Bouchard fut d'emblée convaincu de l'importance de sa trouvaille. Le général Menou qui commandait alors le district d'Alexandrie et de Rosette fit établir immédiatement une traduction du texte grec. La déclaration officielle de la découverte, révélée dans le "Courier de l'Égypte" [25], organe de presse de l'armée, ne parut que le 15 Septembre 1799 [12], c'est-à-dire le jour même, du retour de Bonaparte en France. Entre temps Bouchard avait été chargé d'assurer le transport de la Pierre qui fut remise à la mi-août à l'Institut d'Égypte où l'on releva sans retard des empreintes pour faciliter l'étude du précieux document.
Grâce aux copies réalisées la découverte fut diffusée en France [10] [11] et à travers l'Europe, Bonaparte annonçant lui-même le 27 Octobre la venue prochaine à Paris de la Pierre, plaçant ainsi l'événement au premier plan des résultats de son aventure égyptienne. Mais hélas les déboires militaires de la France confrontée aux ambitions de son rival anglais allaient entraîner la saisie de la Pierre par ce dernier et son transfert au British Muséum.
Dans le même temps, Pierre Bouchard se trouvait mêlé au déplorable imbroglio qui conduisit à la chute du fort d'El-Arish dont il assurait, sous les ordres du général Cazals, la défense contre les turcs. Envoyé en parlementaire auprès du Grand Vizir il fut arrêté, désarmé et conduit en captivité dans les prisons de Damas où il séjourna quarante deux jours. Libéré puis promu capitaine le 1er Mai 1800, il fut affecté une seconde fois à Rosette et fait prisonnier à nouveau lors de la capitulation du Fort Julien défendu par une poignée de soldats valides face à l'attaque de deux mille anglais conjuguée avec celle de quatre mille turcs. II serait hélas trop long dans cette énumération de faits de les replacer précisément dans la litanie des vicissitudes de la campagne d'Égypte.
De retour à Marseille le 30 Juillet 1801, Bouchard ayant gardé le goût de l'aventure fut admis à faire partie de l'expédition "des Colonies" à Saint-Domingue, perle des Antilles françaises, où grondait la révolution. Embarqué en Décembre, il est donc mêlé à une opération consistant à recadrer l'action du général noir, Dominique Toussaint dit Toussaint Louverture, qui à la tête de la population noire d'Haïti s'est rendu maître de l'île et gouverne au nom de la République française. Sans doute Bouchard a-t-il cru à une promenade militaire. Son épouse l'accompagne imitant en cela, mais à ses frais, Pauline Bonaparte épouse du général Leclerc commandant en chef du corps expéditionnaire.
Ajoutant aux difficultés dues à la guérilla et à l'action dévastatrice de la fièvre jaune, la France décida de rétablir l'esclavage aboli par les nouveaux maîtres de la colonie. La campagne fut effroyable. Sur les trente cinq mille hommes de l'expédition LECLERC, vingt et un mille périrent de maladie, sept mille furent tués dans les combats. BOUCHARD comme son épouse n'ont pas échappé aux attaques de la fièvre jaune, mais une petite fille leur est née en 1802 sans que l'on sache si Madame BOUCHARD avait été rapatriée auparavant.
Les renforts envoyés sur l'île et le remplacement de LECLERC, décédé en Novembre 1802, par ROCHAMBEAU ne règlent rien. Bien plus, la rupture de la paix d'Amiens en Mai 1803 donne aux anglais l'excuse d'un blocus de l'île. La France est réduite à la capitulation. BOUCHARD est fait prisonnier pour la troisième fois. Interné à la Jamaïque il est libéré sur parole en Août 1804 et regagne la France.
Après quelques mois de convalescence, on le retrouve en Septembre 1805 à NapoléonVendée qui sera dénommée plus tard la Roche-sur-Yon. Il est chargé de travaux de construction dans cette ville, créée de toutes pièces par l'Empereur pour rétablir l'autorité civile et militaire sur une population pour laquelle la présence de frégates anglaises au large éveillait encore quelque nostalgie. Il y séjourne deux ans avec son épouse, qui mettra au monde un fils avant que le bâtisseur ne s'efface à nouveau devant le soldat.
Après un bref séjour à La Rochelle, BOUCHARD rejoint en 1807 un corps expéditionnaire que Napoléon après le traité de Tilsitt dirige contre l'Espagne et le Portugal. Commencent alors pour lui sept années de guerre où il servira successivement sous DUPONT, SOULT, MASSENA et MARMONT. Il se distingue à la bataille d'Alcolea sur le Guadalquivir. Cependant après la capitulation de DUPONT à Baylen (22 Juillet 1808) il est à nouveau fait prisonnier mais dès sa libération il arrive à rejoindre l'armée de SOULT.
Il commande le génie de la 1e division[16] de l'armée française lors de la seconde invasion du Portugal en 1809. Présent à la bataille de la Corogne et à la prise d'Oporto il se distingua à la tête des sapeurs lors du passage du pont fortifié d'Amarante [17].
BOUCHARD est promu chef de bataillon le 24 Novembre 1809 laissant malgré tout sa femme dans la plus grande misère et obligée de solliciter une avance de 500 francs sur la solde de son époux entièrement consacrée par ce dernier à se rééquiper et à acquérir de nouveaux chevaux à la suite de l'évacuation du Portugal par les troupes françaises.
En 1810 et 1811 il combat sous les ordres de MASSENA dans une nouvelle expédition au Portugal, une fois de plus terminée par une retraite. Nommé Chevalier de la Légion d'Honneur le 6 août 1811[21], il est ensuite affecté à la défense d'Astorga en Espagne sous les ordres de MARMONT puis de CLAUZEL il est fait prisonnier une cinquième fois lors de la capitulation de cette ville fortifiée. Envoyé en détention en Angleterre en Septembre 1812 il laisse ses deux enfants et ses beaux parents à la charge de son épouse à nouveau dénuée de ressources.
Il ne rentrera en France qu'après le traité de Paris en Juillet 1814. La Restauration lui apporte alors des satisfactions. Promu Officier de la Légion d'Honneur [15], il est aussi nommé Chevalier de Saint Louis.
Il commande le Génie d'Orléans, mais pendant les Cent Jours il se remet au service de Napoléon qui le charge de la défense de la ville de Laon. Dénoncé après Waterloo pour ses positions favorables à "l'usurpateur" il est mis en demi-solde mais demande en Juillet 1816 une révision de son dossier en minimisant son rôle durant "l'interrègne". Il reprend alors du service, affecté aux villes fortifiées du nord de la France. Noté comme "aussi recommandable par sa moralité que par son instruction", il est proposé par son camarade de promotion PREVOST de VERNOIS pour le grade de lieutenant colonel, mais affecté au poste d'Ingénieur en chef à Givet en 1822, il y décède le 5 Août[22] à la suite d'une longue et douloureuse maladie quelques temps après la mort à 13 ans de son fils, très brillant sujet.
Il manque alors à Pierre BOUCHARD quelques mois de services pour atteindre les trente années permettant à son épouse de prétendre à une pension. Elle appelle au secours. Les amis se mobilisent et reconnaissant à l'intéressé le bénéfice de "services éminents" le Conseil d'État et le Comité de la Guerre proposeront au Roi d'accorder à sa veuve une pension de quatre cent cinquante francs correspondant au quart de celle à laquelle aurait pu prétendre son époux.
Voici, trop brièvement résumée, la vie d'un orgelètain sans doute brillant mais effacé, issu d'un milieu modeste, plus ingénieur que militaire, mais ne manquant pas de courage et de sens du devoir.
Sorti de l'anonymat par le retentissement international d'une découverte fortuite, il mourra alors que CHAMPOLLION rédigeait la lettre par laquelle il allait communiquer à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres le 27 Septembre, le résultat de ses longues années de travail. Et il aura fallu attendre jusqu'en Mai 1991 pour que soit ressorti à Orgelet l'acte de naissance de BOUCHARD.
Malgré des recherches poussées, effectuées par le "Musée du Génie" implanté dans les locaux de l'École Supérieure d'Application du Génie à Angers, il n'a pas été possible à ce jour de trouver trace d'un portrait de Pierre BOUCHARD. Et c'est bien dommage car il n'est pas exclu que ce dernier figure sur les dessins ou les tableaux peints lors de la campagne d'Égypte par les sapeurs placés sous les ordres de CONTE, lui-même excellent portraitiste, reconnaissable pour ce qui le concerne à la présence d'un bandeau sur son oeil gauche.
Annie et Guy BIDARD
Sources et bibliographie
- [1] Société française d'Égyptologie - Bulletin n°146 d'Octobre 1999
- [2] La Pierre de Rosette - Robert SOLE, Dominique VALBELLE - Éditions du Seuil - Mai 1999
- [3] Bonaparte en Égypte ou le rêve assouvi- Jacques BENOIST-MECHIN - Librairie académique PERRIN
- [4] La Jaune et la Rouge - Revue de l'École Polytechnique - Avril 1991 - Libres propos : Pierre BOUCHARD, soldat et ingénieur, inventeur de la Pierre de Rosette par Jacques LAURENS X 38
- [5] Le lieutenant Bouchard (X1796), découvreur de la pierre de Rosette - Ahmed YOUSSEF - La Jaune et la Rouge - Revue de l'École Polytechnique n°766 - Juin 2021
- [6] Lettre du général B. RICHE au maire d'Orgelet, en date du 8 octobre 1992
- [7] La pierre du lieutenant inconnu, Frédéric Chevalier, Pays Comtois n°73 ISSN 1266-1341, Juillet 2007, pp.86-87.
- [8] La chute d'El-Arich, décembre 1799 : Journal historique du Capitaine Bouchard, preface and notes by Gaston Wiet, éditions de la Revue du Caire, 1945, 176 pages.
- [9] Le moniteur universel, 12 octobre 1999, page 1
- [10] Le moniteur universel, 16 janvier 1800, page 2
- [11] Le journal de Paris, 17 janvier 1800, page 3
- [14] Les grands noms de l’Aérostation à Meudon, Lettre de l’Association Aéronautique Astronautique de France, n°41, Janvier 2020
- [15] Fiche de Pierre Bouchard dans la base Léonore de la Légion d'Honneur
- [16] Mémoires sur les opérations militaires des Français en Galice, en Portugal et dans la vallée du Tage en 1809 sous le commandement du Maréchal Soult, Pierre-Madeleine Le Noble, édité chez Barrois l'Ainé à Paris en 1821
- [17] Souvenirs militaires du temps de l'empire, par un officier supérieur du deuxième corps. Tome Ier. 1841, p 213
- [18] Registres paroissiaux d'Orgelet, cote Acnum13/8, Archives départementales du Jura
- [19] Registres paroissiaux d'Orgelet, cote Acnum13/10, Archives départementales du Jura
- [20] Arrêté mettant en réquisition Bouchard pour faire partie de la compagnie d'aérostation de Meudon, an II, 25 thermidor - Archives du pouvoir exécutif : Conseil exécutif provisoire, Convention, Comité de salut public. Vol. 5 AF/II/198-AF/II/280 - Archives Nationales
- [21] Revue du génie militaire - 1896 - Volume 12 - Page 134
- [22] Registre d'état-civil de Givet, Archives départementales des Ardennes
- [23] Champollion et la Pierre de Rosette, bande dessinée, Céka, Yigaël, Florent Daniel, Éditions Faton, Juillet 2022, ISBN 978-2-37635-036-1
- [24] Discovery of The Rosetta Stone in Egypt, lithographie, Peter Jackson
- [25] Courier de l'Égypte n°37, 29 fructidor an VII
Conférences
- 250e anniversaire de la naissance de Pierre Bouchard
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- 200e anniversaire de la mort de Pierre Bouchard (PDF)
Une bande dessinée consacrée à Pierre Bouchard a été éditée en 2023